Décrypter le big-bang de la Cour de Justice de l’Union Européenne

Le point de vue de Catherine Regnault-Roger
Membre de l’Académie d’agriculture et auteur de l’ouvrage collectif « Au-delà des OGM »

  1. À la Suite à l’avis de la CJUE du 25 juillet 2018, la notion d’OGM est-elle encore d’actualité ?

Plus que jamais, puisque l’avis de la CJUE de juillet 2018 étend le champ d’application des OGM en indiquant que les produits issus des nouvelles biotechnologies (NBT) sont des OGM. La notion d’OGM vient donc d’être étendue à des produits qui n’étaient pas considérés comme tels et que certains appellent d’ailleurs des OGE, organismes génétiquement édités[1].

  1. En quoi le moratoire sur les OGM est-il pénalisant ?

Je vais répondre à votre question par un exemple.

Le succès du maïs OGM Bt MON810 qui est cultivé depuis plus de 15 ans en Espagne, sans dommage pour la santé et l’environnement, répond à un véritable besoin de faire face à deux ravageurs majeurs de cette culture. Chaque année, les surfaces cultivées dans la péninsule ibérique avec ce maïs augmentent avec à la clé moins d’insecticides utilisés dans le champ puisque la plante secrète une protéine insecticide qui contrôle ces deux insectes, et une meilleure qualité sanitaire des récoltes avec moins de mycotoxines. Ces mycotoxines sont secrétées par des champignons pathogènes qui s’installent dans la plante à la faveur des blessures causées par les insectes. C’est un risque émergent en Europe qui s’accentue avec le réchauffement climatique.

Les agriculteurs du Sud-Ouest de la France sont privés de cette technologie, désormais interdite par la loi publiée en 2014 dans notre pays, et certains le déplorent vivement car ces deux insectes ravageurs, la pyrale du maïs et la sésamie, sont également très présents dans cette région de France.

  1. On évoque le cas du Tritordeum, un croisement d’orge et de blé  dur utilisé en bio qui serait ,selon certains,  un OGM après l’arrêt de la CJUE. Cela veut-il dire que l’avis de la CJUE « créé » des OGM bio ?

Le Tritordeum est issu d’un croisement de deux espèces de deux continents différents, le blé dur européen et l’orge sauvage du Chili dans le but d’obtenir une céréale qui combine la productivité́ et la valeur boulangère du blé avec la tolérance à la sécheresse de l’orge. Cette céréale cultivée en conventionnelle et en agriculture biologique a remporté le premier prix des « Sustainable Food Awards », en juin 2018.

Sa mise au point a été complexe. Déjà, il a fallu traiter l’orge sauvage avec une phytohormone pour que le croisement ait lieu, puis la plante obtenue étant stérile, il a fallu utiliser une substance très toxique – la colchicine – qui permet de doubler le nombre de chromosomes, ce qui a permis de restaurer la fertilité.

André Gallais, professeur honoraire de génétique à AgroParisTech, indique qu’il s’agit bien d’une nouvelle espèce « totalement créée par l’homme par la mise en œuvre de techniques relevant des biotechnologies (culture in vitro des embryons, doublement chromosomique par traitement à la colchicine, etc.) ». Elle est le résultat d’une prouesse technologique très éloignée d’un simple croisement naturel et d’une hybridation traditionnelle. C’est un OGM au sens de la définition de la directive 2001/18 puisque cette nouvelle espèce est obtenue à partir de matériel génétiquement modifié « d’une manière qui ne s’effectue pas naturellement par multiplication ou recombinaison naturelle » mais les techniques employées pour son obtention sont exclues du champ d’application de cette directive.

L’avis de la CJUE se prononce en 4 points sur la mutagenèse, indiquant ce qui doit être considéré comme OGM et réglementé comme tel, et ce qui peut être dispensé de cette réglementation. Il laisse aussi une latitude aux États membres d’élargir le champ d’application de la directive 2001/18. Si à la suite de cet avis de la CJUE, le Conseil d’État français, qui ne s’est pas encore prononcé, adopte cette position d’élargissement, de nouvelles variétés aujourd’hui dispensées de cette réglementation pourraient y être alors soumises.

  1. Pensez-vous que la France et l’Europe ont encore des atouts pour poursuivre la recherche et le développement dans les biotechnologies vertes pour l’agriculture ?

Si la réglementation de la Directive 2001/18 est appliquée aux organismes génétiquement édités (OGE) comme l’indique l’arrêt de la CJUE, la France et l’Union européenne se priveront d’outils technologiques importants pour faire face au réchauffement climatique et à l’expansion démographique. En effet, la réglementation européenne sur les OGM, par sa lourdeur, ne favorise que les grandes entreprises multinationales qui ont une surface financière suffisante pour en supporter les coûts.

  1. Faut-il revoir la réglementation sur les OGM ?

C’est ce que dit le Conseil scientifique auprès de la Commission européenne (dit SAM pour Science Advice Mechanism) qui a publié le 12 novembre dernier une déclaration sur le statut juridique des produits issus des nouvelles techniques de modification génétique à la suite de l’arrêt de la CJUE. Il insiste également sur une concertation sociétale innovante pour éviter des phénomènes de défiance injustifiée vis-à-vis des nouveaux organismes génétiquement édités (OGE).

[1] « Au-delà des OGM », Regnault-Roger et al, 2018, Presses des Mines

Interviews de Benoît Lacombe,
Directeur de recherche au CNRS