Interview de Pascal Perri par FigaroVox – 26 octobre 2018

Aujourd’hui se clôt la Privacy Conference à Bruxelles, qui réunit dirigeants politiques et économiques pour traiter de la question de la gestion des données personnelles. Assiste-t-on à l’émergence d’un consensus entre Etats européens sur la question de la protection des données ?

Les Européens ont pris conscience des enjeux autour de la DATA. Enjeux de souveraineté pour les individus eux-mêmes, pour les entreprises et pour les États. On ne peut cependant pas encore parler de consensus européen dans la mesure où certains pays européens ont attiré les grandes entreprises américaines du numérique grâce à des politiques d’accommodement fiscal et social. J’ai peur que le court terme ne l’emporte sur les enjeux de long terme. L’Europe est déjà pour partie une colonie digitale américaine. Les grandes entreprises américaines du numérique ont déjà accumulé des milliards de milliards de données sur les goûts, les habitudes de consommation, les préférences politiques des consommateurs européens. Elles en profitent pour orienter l’opinion, pour forcer le consentement des consommateurs. Je suis franchement étonné de l’état d’apathie politique des Européens sur ce terrain. Nous ne sommes pas ennemis des Américains mais au moins concurrents. On ne donne pas les clés du champ de bataille à son adversaire. C’est économiquement suicidaire d’autant qu’avec le Patriot Act, les Américains peuvent décider que des informations digitales commerciales présentent un caractère vital pour la sécurité du pays.

 

Le RGPD a-t-il vraiment fait avancer la protection des données des utilisateurs ?

Oui c’est une piqure de rappel pour les personnes mais la mise en place de la RGPD a-t-elle infléchi les usages des internautes ? Je ne dispose pas de données suffisantes sur le sujet pour en arriver à une conclusion définitive. Là encore, j’ai cependant des doutes. Par exemple, malgré le scandale Cambridge analytica dans lequel une société prestataire de Facebook avait détourné des données personnelles pour orienter le vote des Américains, le nombre de personnes inscrites sur Facebook a augmenté.

L’utilisation des services des GAFA est très addictive.

En fait, les services apparemment gratuits proposés par les GAFA ont séduit les consommateurs et stimulé de nouveaux usages. Ce mouvement est irréversible. L’utilisation des services des GAFA est très addictive. Observez ce qui se passe dans les transports en commun, dans la rue, au café : des millions de personnes le nez sur leur Smartphone.

 

Dans votre livre « Google un ami qui ne vous veut pas que du bien », vous expliquez que la gratuité apparente des moteurs de recherche (ou des réseaux sociaux) incite les utilisateurs à se désintéresser de l’usage qui est fait de leurs données. Comment les y sensibiliser davantage ?

C’est une bataille perdue – à ce stade. Le service proposé par les entreprises du digital est gratuit. C’est ainsi que les utilisateurs se l’imaginent. Tous n’ont pas conscience de la contrepartie. Il convient de poursuivre le travail d’information et d’amplifier les mises en garde. L’enjeu est de fournir des éléments d’information précis sur l’usage qui sera fait des données personnelles. Mais l’Homme est traversé par des injonctions paradoxales. On peut ainsi considérer que le fait de devoir montrer ses papiers d’identité à un policier est une violation de nos libertés personnelles et accepter implicitement qu’un algorithme espion capte toutes les informations qui font notre intimité.

 

Pourquoi l’Union européenne est-elle l’acteur privilégié pour négocier avec les GAFA, ces véritables institutions numériques ? Dans ce rapport de force entre puissances, qui pourra l’emporter ?

L’Europe est le terrain préféré des GAFA. L’Europe est divisée, fracturée. Les Irlandais qui font leur beurre économique sur les GAFA, avec les Hollandais, préfèrent leurs petits intérêts de court terme à une régulation qui serait plus protectrice des souverainetés individuelles et collectives. Il faut trouver une réponse à l’échelon du marché européen et soutenir les initiatives de régulation proposées par Mme Vestager. Dans cette bataille décisive, nous pourrions compter sur le soutien de certains dirigeants des grandes entreprises américaines. 

L’enjeu est de fournir des éléments d’information précis sur l’usage qui sera fait des données personnelles.

Apple plaide pour une régulation des données. Ce qui doit être défendu, c’est cette idée essentiellement européenne du respect de la vie privée. Le concept d’individu est né ici en Europe. Il a été arraché de haute lutte en résistance aux absolutismes politiques et religieux. Avec le digital, nous insultons notre propre histoire. Des individus libres abandonnent leur souveraineté au profit de petits avantages. Triste.