Dans quelle mesure le droit peut-il freiner ou stimuler la croissance et l’innovation ?

L’économie est entrée de plain-pied dans le XXIe siècle. Elle a considérablement évolué depuis les débuts des années 2000 avec l’émergence des GAFA (acronyme pour  Google, Apple, Facebook, Amazon), et l’essor de l’économie collaborative dont nous sommes aujourd’hui témoins. Il est temps que le droit en fasse de même ! C’est essentiel pour qu’ils deviennent un véritable vecteur de croissance.

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, nous avons fondé notre croissance sur un modèle de rattrapage économique auquel correspond une innovation d’imitation. Or la France a aujourd’hui atteint la frontière technologique (Aghion et al., 2012), étant ainsi à la pointe de la technologie dans plusieurs secteurs de son économie. A cet état de l’économie doit correspondre une phase d’innovation dite « radicale » pour permettre de renouer avec une croissance capable de créer des emplois pour les générations à venir. Cette situation requiert une évolution de nos institutions. Par institutions, on entend l’ensemble des règles écrites, contraintes informelles, et caractéristiques qui conduisent à faire respecter les règles à travers l’appareil judiciaire (Douglas North, 1990). La recherche en économie de la croissance a montré que différents types d’économies nécessitent des institutions distinctes, adaptées aux spécificités de chaque modèle. C’est la théorie des « institutions adaptées ».

Malgré une lente évolution au cours des soixante dernières années, le cadre juridique français n’est plus adapté à une économie en quête d’innovations radicales. Le droit français actuel autorise encore de trop nombreuses violations des droits de propriété (ainsi du droit des faillites) et peine à jouer un rôle de facilitateur pour l’économie (ainsi des conditions d’attribution des concessions autoroutières). L’histoire a pourtant montré que le strict respect des droits de propriété et la réduction des coûts de transaction induits par des normes efficaces sont déterminants pour la création et l’accumulation de richesses. L’inadaptation du cadre juridique français aux enjeux de l’innovation favorise les situations de rentes, les acteurs historiques souvent dominants, et nuit à l’innovation comme aux nouveaux entrants. Cette situation empêche tout processus de destruction créatrice, indispensable à toute phase d’innovation radicale et à la sélection des meilleurs entrepreneurs et projets.

L’innovation produit souvent de la valeur mais elle souffre en France d’un carcan étroit. Comment gérer le risque et en même temps défendre l’audace de l’innovation?

En réalité, faire en sorte que l’innovation française produise de la valeur est peut-être notre premier défi. L’innovation comprend plusieurs phases, qui pourraient schématiquement être résumées en deux périodes : la recherche fondamentale, et l’application industrielle de cette recherche. C’est cette dernière qui est créatrice de valeur, car c’est l’application industrielle de la recherche qui permet de l’intégrer à l’économie et en faire un facteur de valeur ajoutée et de croissance. La France occupe à cet égard une position particulière, puisqu’elle est exportatrice nette de recherche fondamentale, mais peine à lui trouver des débouchés. L’innovation n’est donc pas automatiquement créatrice de valeur.

Les contraintes qui pèsent sur l’innovation sont malheureusement nombreuses. Outre notre droit, évoqué précédemment, l’absence d’un véritable « système » de l’innovation en France pèse sur sa capacité à générer de la valeur. La mise en place d’un tel système suppose des politiques à la fois horizontales et verticales. De meilleures politiques horizontales consistent notamment en un meilleur regroupement du triptyque de la recherche : universités, laboratoires de R&D publics et acteurs privés. Les Etats-Unis ont compris depuis bien longtemps l’importance de tels mécanismes d’agrégation des compétences. Les politiques verticales quant à elles visent à permettre à l’Etat de garder un rôle de supervision et d’orientation dans le processus d’innovation, en mettant en avant des projets stratégiques ou en jouant son rôle de régulateur. De ces deux politiques peut naître une gestion efficace des risques potentiels du processus d’innovation. Mettre en relation les laboratoires publics et le secteur privé permet un contrôle des uns sur les autres et d’éviter notamment une utilisation déraisonnée de l’innovation par certains industriels, tout en apportant des synergies considérables en même temps que cela favorise la création de jeunes sociétés innovantes. De son côté, l’intégration verticale permet à l’Etat de se maintenir alerte et éviter certaines dérives que connaissent parfois les Etats-Unis. Ainsi notamment de l’absence d’implication du gouvernement américain dans le débat sur la fracture hydraulique a conduit à des conséquences néfastes pour certains Etats comme l’Oklahoma.

Avoir un système mixte tel que nous le souhaitons doit donc permettre le meilleur des deux mondes, avec une valorisation de la recherche et de l’innovation qui reste maîtrisée par un Etat vigilant, mais pas dissuadant.

A suivre : 

(2/4) Le principe de précaution est-il selon vous à sa juste place?  Il est souvent vécu par la communauté scientifique comme un principe castrateur.
(3/4) Le statut des chercheurs est-il selon vous correctement valorisé en France? Comment nous situons nous par rapport à nos voisins?
(4/4) En quoi l’innovation est-elle directement corrélée à la compétitivité de notre économie et de notre modèle social? 

A propos des auteurs

Sophie Vermeille est fondatrice et Présidente de Droit et Croissance. Elle est également avocate en corporate et restructuring au sein du cabinet DLA Piper à Paris. Sophie est enfin chercheur au Laboratoire d’économie du droit de Paris 2 Panthéon – Assas, et chargée d’enseignement à HEC. Elle a publié de nombreux articles mettant en évidence les insuffisances du droit français et, en particulier, du droit des faillites. Elle a, ces dernières années, été étroitement associée par les pouvoirs publics aux discussions portant sur la réforme du droit dans ce domaine.

Mathieu Kohmann est membre de l’Institut Droit & Croissance. Il est diplômé de Sciences Po Paris après avoir effectué ses études sur le campus européen, franco-allemand de Sciences Po ainsi qu’à la Princeton University aux Etats-Unis. Actuellement, il est étudiant dans le Master droit économique de l’École de droit de Sciences Po qui lui a permis de faire une partie de ses études de droit à la Stanford Law School. Il retournera aux Etats-Unis dans le cadre d’un Master à la Harvard Law School en août 2016.

Mathieu Luinaud est membre de Droit et Croissance. Il est diplômé de Sciences Po et de l’Ecole Polytechnique (MX2013) en économie et en politiques publiques, ainsi que diplômé en droit de l’Université Paris-II Panthéon-Assas et de l’Université de Pennsylvanie.

A propos de Droit & Croissance

Créé en 2012, Droit & Croissance est un laboratoire de recherche indépendant ayant pour ambition de favoriser la croissance en France par une meilleure efficacité du droit sur le plan économique. Droit & Croissance procède du double constat que la règle de droit est un levier de croissance tandis que le cloisonnement en France entre droit et économie nuit à la qualité de la norme. Ce constat a conduit principalement un petit groupe d’avocats d’affaires à s’associer et s’entourer de jeunes chercheurs en droit et en économie pour raisonner autrement et, dans une optique d’efficacité. Droit & Croissance entend promouvoir l’analyse économique du droit, approche pluridisciplinaire consistant à étudier l’effet économique des normes juridiques, afin de proposer des réformes du droit français pérennes et efficaces. Droit & Croissance met son expertise au service des élites dirigeantes et des décideurs économiques de notre pays dans le cadre d’un dialogue constant. Les actions et l’expertise de Droit & Croissance sont désormais reconnues, à la fois au sein des pouvoirs publics et dans le milieu académique, en France comme à l’étranger, grâce à de nombreuses publications et interventions menées depuis 2012.

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