La France avec ses habituels travers sous-exploite ses capacités à innover et à inventer. Fort heureusement, elle se soigne (un petit peu).

Kevin Badeau, innovation : pourquoi la France traîne t'elle autant?

Ils sont les 100 meilleurs inventeurs français et votre journal Le Point vous a dévoilé, dans son dernier numéro, les incroyables innovations dont ils sont à l’origine. Certaines d’entre elles révolutionneront la médecine et l’alimentation. D’autres, encore, permettront de réduire notre impact sur l’environnement.

Ces génies français ont bien du mérite. Non seulement ils participent au progrès, mais en plus ils le font dans un écosystème qui leur est parfois hostile. Les chiffres le prouvent : la France est onzième au classement mondial des économies innovantes (Global Innovation Index 2021). Une place certes honorable, mais jugée en deçà de son potentiel : elle est septième dans la hiérarchie des puissances économiques mondiales.

Principe de précaution

Les freins hexagonaux à l’innovation sont nombreux. Le principe de précaution, qui pollue le débat public depuis des lustres, est l’explication la plus souvent donnée par les intellectuels interrogés. « Il était au départ un principe d’action, il est devenu castrateur », estime l’économiste Pascal Perri, également éditorialiste chez LCI. Cette disposition, définie et entérinée lors du sommet de Rio de 1992, est entrée dans la Constitution française en 2005. Résumé à l’extrême, le principe de précaution écarte toute prise de risque pour la santé et l’environnement en l’absence de certitudes scientifiques et techniques sur le caractère indolore de l’innovation.

Pour l’heure, le Conseil constitutionnel n’a rejeté aucune loi en son nom. Il est en revanche communément admis dans les milieux économiques que ce principe paralyse l’initiative. « Au nom d’un potentiel danger, on se prive de possibles effets positifs. Mais sans prise de risque, il n’y a plus d’innovation ! » déplore l’économiste.

Les OGM sont un cas emblématique. En France, la mise en culture à des fins commerciales de semences génétiquement modifiées est interdite depuis 2008. De manière ironique, il est en revanche possible d’en importer ! Côté recherche scientifique, aucune expérimentation de plants d’OGM en plein champ n’est actuellement autorisée. Aucun dossier n’est non plus déposé, semble-t-il par autocensure… Le dernier essai remonte à 2013 ! « Tant pis, la recherche se fait ailleurs », observe l’économiste, également porte-parole du groupe de travail Oui à l’innovation.

Les OGM sont pourtant la promesse de développer des cultures capables de résister au réchauffement climatique, mais aussi à certaines maladies pour, in fine, réduire l’usage des pesticides. « Le politique bloque l’innovation, peut-être parce que nous manquons de culture scientifique », confirme Erwann Tison, directeur des études du groupe de réflexion l’Institut Sapiens. Ce qui est vrai pour les OGM l’est aussi pour la voiture autonome. « On a les capacités de développer la voiture sans chauffeur en France, mais pas la possibilité de tester le produit sur les routes », regrette le coauteur de l’essai Un robot dans ma voiture (MA éditions, 2020).

Pays des normes

Le principe de précaution n’explique pas tout. La France est aussi le pays des normes. C’est un cliché de le dire, mais les chiffres sont cruels. À la louche, on en comptabilise 400 000, auxquelles il convient d’ajouter 11 500 lois (dont 320 000 articles) et 130 000 décrets. Au 25 janvier 2022, le stock net de mots pour dire des normes s’élève à 44,1 millions sur Legifrance.fr (le site Internet officiel des textes juridiques et réglementaires français), selon le haut fonctionnaire Christophe Éoche-Duval, auteur de l’étude « Un “mal français” : son “e-norme” production juridique ? ». Selon ses calculs, la hausse est de 93,8 % depuis 2002. Toutes ces réglementations opèrent une forme de glaciation de l’innovation.

En plus du poids des normes, le phénomène peu connu de « capture des normes » bride l’innovation. « Les grosses entreprises, qui ont innové il y a longtemps, s’abritent derrière les normes qu’elles ont influencées pour empêcher l’arrivée de nouveaux entrants », explique Pascal Perri. C’est le jeu classique des lobbys, ces fameux groupes de pression créés pour défendre les intérêts d’une organisation.

Culture du risque financier

Parmi les autres freins, la France fait preuve d’une très forte aversion au risque financier. « Chez Pasteur, l’Inserm ou le CNRS, la plupart des projets innovants sont rejetés par peur de perdre tout l’argent investi. On manque vraiment d’esprit aventurier », constate Erwann Tison. Comment leur reprocher ? Derrière chaque décideur, un bon fonctionnaire soucieux de ne pas « cramer la caisse » dans un contexte (mondial) de désengagement de l’État dans le financement de la R&D. En France, l’État finançait 53,4 % de la dépense intérieure de recherche et développement en 1981. En 2019, la part se réduit à 32,54 %.

Sans surprise, la culture du risque est bien différente aux États-Unis. Il n’y a qu’à lire la note de l’Institut Sapiens pour s’en convaincre (Relever le défi de la compétition technologique mondiale, décembre 2021). De l’autre côté de l’Atlantique, l’agence chargée de la R&D des nouvelles technologies à usage militaire (la célèbre Darpa) « n’accepte de prendre que des missions impossibles, des projets rejetés par le privé ». Jamais une administration publique française ne prendrait un tel risque. « En France, on n’a pas de pétrole, on a des idées… mais aucun moyen de les raffiner », glisse avec malice Erwann Tison. À noter tout de même que les start-up françaises ont levé 11,57 milliards d’euros en 2021, un montant record.

Le poids de la fiscalité n’encourage pas non plus l’innovation. C’est peu de le dire. L’économiste François Ecalle, une sommité en matière de finances publiques, a relevé dans une note publiée sur son site Fipeco que les prélèvements obligatoires sur le capital représentent 10,7 % du PIB en 2020. Il s’agit des impôts prélevés sur les revenus des sociétés, sur le patrimoine foncier des ménages et entreprises ainsi que sur les revenus des entrepreneurs individuels. C’est 0,4 point de plus qu’en 2016, malgré la célèbre « flat tax » à 30 % d’Emmanuel Macron sur les revenus du capital. La moyenne de l’Union européenne se situe, quant à elle, à 7,9 %, en baisse de 0,2 point sur la même période…

Start-up nation

Ces freins à l’innovation n’entament pas complètement la capacité d’innovation des entreprises. La France a déposé en 2021 précisément 10 537 demandes de brevets, conservant ainsi son deuxième rang européen, derrière l’Allemagne (25 969) et devant la Suisse (8 442). Les domaines des transports, des technologies médicales et de l’informatique ont tiré la demande de brevets déposés auprès de l’Office européen des brevets. À l’échelle mondiale, la France arrache la cinquième place, loin derrière les États-Unis (46 533), premiers du classement.

Certes, les grosses entreprises françaises (Safran, Valeo, Saint-Gobain) et le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) écrasent le classement franco-français des entreprises innovantes. Quand bien même, cela illustre que la France est loin d’être le pays sclérosé que l’on décrit souvent. « Même si la tendance est globale, il faut mettre au crédit du président Macron un discours neuf sur l’entreprise et libérateur sur le plan de l’esprit d’initiative », observe Erwan Le Noan, membre du conseil scientifique et d’évaluation de la Fondapol, un laboratoire d’idées qui se définit comme libéral, progressiste et européen.

À date, la France compte 23 licornes, ces jeunes pousses innovantes (start-up) valorisées à plus d’un milliard de dollars. Elles n’étaient que trois en 2017, année où Emmanuel Macron a porté l’ambition de faire de la France une « start-up nation ». Une réelle performance… à nuancer. Les licornes françaises sont décrites comme les reines de l’optimisation technologique, à l’image des champions du commerce en ligne que sont Veepee (ventes événementielles), ManoMano (outils de bricolage et de jardinage) ou Vestiaire Collective (luxe de seconde main). Mais elles sont encore loin d’avoir inventé comme SpaceX d’Elon Musk la fusée qui revient sur Terre.

Dans un rapport publié en octobre 2021 (Innovation française : nos incroyables talents), le groupe de réflexion libéral Institut Montaigne recommandait de – vivement – renforcer les liens entre la recherche scientifique et l’entrepreneuriat. « L’innovation ne se fait pas qu’avec les créateurs de start-up de HEC, résume Erwan Le Noan. Elle se fait avec les scientifiques, mais aussi avec les jeunes de banlieue qui entreprennent pour générer leurs propres revenus. » Les inégalités sociales sont un énorme levier d’innovation en France. Si l’on gommait tous les caractères discriminants à l’innovation (milieu social, lieu de résidence…), il y aurait en France trois fois plus d’innovateurs, selon les travaux de l’économiste Xavier Jaravel. De quoi étoffer le panel des meilleurs inventeurs français.

[Via Le Point]