Le point de vue d’Erwan Le Noan

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Avocat spécialiste du droit de la concurrence, enseignant à Science Po et chroniqueur pour L’Opinion, il intervient régulièrement dans les médias.

Dans les débats politiques, on entend parfois que la contrainte réglementaire et législative oblige les industriels à développer des innovations. Ce qui peut se traduire par une volonté de légiférer fortement. Qu’en pensez-vous ?

La dynamique formidable de l’entrepreneuriat repose sur la volonté de l’Homme de créer : on le sait, même sous les contraintes les plus extraordinaires, les individus continuent de créer. Il n’est pas donc pas surprenant que l’innovation perdure, même lorsqu’il y a des contraintes législatives et réglementaires.

Le raisonnement selon lequel il faudrait générer des contraintes pour inciter à l’innovation me semble cependant absurde. Car si la contrainte n’interdit pas l’innovation, elle la ralentit considérablement. Ceux qui défendent ce discours ne mesurent pas assez le coût de la contrainte, qui induit notamment de la « non innovation ».

Prenons l’exemple du transport : en 2009, le gouvernement de Nicolas Sarkozy a permis le développement des « véhicules de grande remise », c’est-à-dire en somme des chauffeurs privés. Le texte n’avait pas prévu que quelques années après des applications sur Smartphones permettraient de nouveaux services, mais sans cette libération de l’innovation, les Uber, Chauffeur-Privé et autres n’auraient jamais été possibles.

Ensuite, si la contrainte génère l’innovation, il faut en mesurer tous les effets. En France, le salaire minimum est réputé élevé et on sait que son augmentation détruit de l’emploi (voir les travaux de Francis Kramarz notamment). Ce qu’on dit moins, c’est que ce niveau élevé du SMIC pourrait expliquer que la France est plutôt avancée en matière d’automatisation : pourquoi a-t-on développer les caisses automatiques dans notre pays ? pourquoi les micro-ondes ont-ils remplacé les cuisiniers dans de nombreux restaurants ? À cause du coût du travail

Pour stimuler l’innovation, il y a mieux que la contrainte législative : la contrainte concurrentielle, qui exerce une saine stimulation des acteurs économiques, les oblige à se réinventer, à trouver de nouveaux produits et services qui satisfont toujours plus leurs clients !

De grands secteurs économiques se sont levés contre certaines réglementations (exemple : le moratoire sur les OGM, le règlement REACH pour la chimie…). Pourtant, ces secteurs comme les semenciers pour les OGM ou l’industrie chimique dans le cas de REACH ne semblent pas en avoir pâti mais au contraire en ont fait des arguments positifs. Ces réglementations n’ont-elles pas perdu une certaine crédibilité ?

La réglementation n’est pas « en soi » à rejeter dans une démocratie : certains textes sont justifiés par le besoin de réguler l’activité économique, d’autres répondent à des demandes politiques (répondre à une attente sociale, réguler une inquiétude sanitaire, etc.).

Ce qui manque d’ailleurs trop souvent en France, c’est une évaluation de leur pertinence avant leur adoption, mais également après : les « études d’impact » qui sont fournies au Parlement sont d’une pauvreté assez triste ; et l’évaluation des textes quelques mois ou années après leur entrée en vigueur est, à ma connaissance, assez exceptionnelle.

Comment se comportent les entreprises face à cela ? Quand de nouvelles contraintes qu’elles jugent illégitimes sont envisagées, elles commencent généralement par s’y opposer ou, lorsqu’elles considèrent qu’elles ne pourront y échapper, par engager un travail de négociation et de conviction pour en limiter les effets néfastes. Cela peut être le cas par exemple quand des normes sont discutées dans le seul but de répondre à des peurs collectives ou des discours irrationnels. Trop souvent d’ailleurs, elles peinent car elles ne réalisent pas suffisamment l’importance d’objectiver leurs argumentations, et de le faire en amont du feu de la bataille législative.

Une fois le texte entré en vigueur, elles s’y adaptent – bon gré, mal gré. Dans cette adaptation, il y a notamment, et évidemment, une part de valorisation : faire savoir qu’elles respectent les textes contraignants, imposés pour des raisons parfois politiques, leur permet de montrer qu’elles ont pris leur part de responsabilité (« vous pouvez me faire confiance, je respecte les règles qui ont été imposées précisément parce que vous aviez des doutes »). Cela montre ainsi parfois combien ces textes ont été adoptés pour des raisons qui étaient plus politiques qu’autre chose – mais cela ne les rend pas illégitimes pour autant.

Toujours dans ces débats de sociétés, on a l’impression que l’émotion l’emporte sur la raison (perturbateurs endocriniens, nanotechnologies, vaccins…). Quels seraient les leviers pour réconcilier les Français avec l’innovation ? 

Il faut absolument lire Gérald Bronner sur ces sujets : ce sociologue exceptionnel, d’un immense talent pédagogique, a beaucoup écrit sur ces sujets et il explique pourquoi la peur de l’innovation peut dominer et comment la résorber.

Il est somme toute assez naturel que l’innovation inquiète : si je suis installé dans mon confort de vie, tout ce qui vient le perturber peut me sembler suspect.

Le travail à engager s’inscrit dans le long terme : il ne suffit pas de répondre à des attaques contre quelques innovations, il faut lutter contre un discours global particulièrement inquiétant qui vante la décroissance, un pseudo retour à la nature et une défiance vis-à-vis de l’innovation scientifique, qui est en réalité profondément réactionnaire et revient, sous couvert de bons sentiments humanistes, à nier le talent de l’humanité, à promouvoir un retour dangereux à une période où les enfants mouraient de maladies aisément curables ! Le discours antivaccin est à ce titre particulièrement inquiétant et condamnable : que quelques illuminés refusent de vacciner leurs enfants et mettent leur vie en danger, c’est leur problème (on a le droit de ne pas aimer ses enfants après tout) ; mais en faisant cela, ils mettent en péril la santé des autres enfants et de la société !

Il faut probablement valoriser la culture scientifique à l’école. Il faut aussi que les acteurs économiques et scientifiques prennent le temps d’objectiver leurs arguments et de faire œuvre de pédagogie : ce qui peut leur sembler être une évidence ne l’est pas nécessairement pour l’opinion publique.

Et dernière question, la crise des gilets jaunes n’est-elle pas aussi révélatrice d’un rejet de l’innovation ? En effet, depuis de très nombreuses années, le pouvoir politique promet un avenir meilleur partant du postulat que demain sera mieux qu’aujourd’hui ce qui n’est pas le cas pour une frange de la population. N’a-t-on pas oublié que le progrès devait nécessairement aller dans le sens d’un mieux-être pour l’Homme ? 

La crise des gilets jaunes ne remet pas en cause l’innovation : elle remet en cause l’incapacité du politique à accompagner les hommes dans les mutations économiques et sociales, parfois brutales, qu’ils doivent affronter. La mondialisation et la digitalisation du monde ont bouleversé nos quotidiens, tout en nous apportant de formidables progrès ; mais il serait fou de prétendre que cette transformation se fait sans heurts : le rôle du politique devrait être d’accompagner ces mutations. Or, de fait, il en a été incapable depuis des décennies, pour deux raisons : tout d’abord parce qu’il n’a pas su réinventer l’État-Providence, ensuite parce qu’il a même nié que la réforme fasse des victimes. L’accompagnement économique et social des réformes est, à mon sens, aujourd’hui prioritaire : car il conditionne l’acceptation politique des changements en cours.